
Quand L'Amour n'est qu'Idéal ....
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Vois-tu, cette nuit, j'ai compris une grande chose : ma sale gueule est un don du ciel. Personne n'a été aussi favorisé que moi. Si je n'avais pas été si hideux, je n'aurais pas éprouvé pour toi un amour si magnifique. Le mot est lâché : je t'ai aimée, dès le premier instant, au dernier degré.
Tu es la plus belle et moi le plus horrible au monde : c'est la preuve que nous sommes destinés l'un à l'autre. Personne autant que moi n'a besoin de la rédemption de ta beauté, personne autant que toi n'a besoin de l'ignominie de ma laideur. Sans toi je suis une ordure torturée par sa propre fange, sans moi tu es un ange victime de sa pureté même.
Tu es la grâce et, en tant que telle, tu es à la merci du premier venu. Je suis la disgrâce et, à ce titre, personne n'est disposé à me désaltérer. Cela tombe bien : je n'ai jamais eu soif que de toi.
La Terre n'est peuplée que de Xavier, plus ou moins agréables à regarder mais qui ont ce point commun d'être païens : ils ne croient pas en toi, ô unique religion révélée. Moi j'ai foi en toi et je puise en ton culte une force inconnue des mortels.
Tu n'as pas idée, mon amour, de la puissance qui me vient de toi ! Marx n'était pas marxiste, Jésus n'était pas chrétien et Ethel n'est pas éthélique : c'est dans l'ordre des choses. Moi, je suis éthélique, juste fusion d'éthylique et d'éthéré : il n'y à là aucun jeu de mots, rien que de la dévotion.
La dévotion n'a pas de rapport avec le dévouement : je ne te suis pas dévoué, je suis dévot de toi. A son insu, ta divinité a jeté son dévolu sur moi et tu m'es vouée comme la Vierge est vouée au bleu, comme Dieu appartient à celui qui croit en Lui.
Enfin trêve de théologie, je t'aime au point de n'être plus que toi. Tu disais que j'étais ton frère : tu n'avais pas tort, car ta beauté et ma laideur sont consanguines, car ta grâce est soeur de ma disgrâce.
Nous sommes jumeaux, mon amour. Nous nous ressemblons comme le bien ressemble au mal, comme l'ange ressemble à la bête. Si mon corps s'unissait au tien, nous ne pourrions plus jamais nous dessouder. Et c'est ce que je veux.
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Amélie Nothomb "Attentat" (1997)
petite-framboise22, Posté le mardi 25 janvier 2011 12:15
Superbe texte, c'est très profond et tellement bien pensé ! j'adore ! L'image qui illustre est très belle aussi.